Anthony Masure

Entretien avec Anthony Masure enregistré le 7 juin 2015 à La Générale, Paris.

Anthony Masure. Portrait

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Web2.0

Décentrer

Pour finir, je prendrais une des notions de ma conclusion. Ma thèse se résume en une série de verbes d’action pour ouvrir des pistes pour les designers aujourd’hui. La liste complète de ces verbes est la suivante: décentrer, authentifier, appareiller, traduire et desarticuler.
Ces verbes permettent de synthétiser des chemins de fer que je propose aux designers.

À la base, le web, tel qu’il s’invente dans les années 90, est un réseau décentré.
On aurait pu croire que le web 2.0 provoquerait un phénomène de décentrement, car n’importe qui peut écrire, contribuer en ligne.

Finalement, le Web 2.0, tel que Tim O’Reilly l’aura défendu – disons le directement, pour se faire de l’argent – aura consisté à constituer des centres du web, qui n’ont jamais été plus puissants qu’aujourd’hui avec les GAFA – Google, Amazon, Facebook et Apple.

Ces centres du web relèguent l’information à la périphérie. D’ailleurs, le terme de périphérie apparaissait déjà dans le texte de Tim O’Reilly en 2004. En périphérie, c’est ce qui n’a pas encore réussi à se constituer en centre, et qui est dépendant des grands centres du web.

C’est donc assez paradoxal. Si l’on avait à la base un modèle et un système de pensée et d’information qui était décentré, ouvert – même si je schématise un peu l’utopie – aujourd’hui, un certain de nombre de personnes s’inquiète d’un possible recentrement du web autour de ces grands pôles.

Aussi, dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques de design, et notamment celles qui sont liées au numérique, un des termes que je propose est le terme « décentrer ». Les centres du web ne profitent qu’à peu de personnes et créent beaucoup de dépendances et de conditionnements au sein des usages. L’enjeu est d’en échapper pour développer des pratiques libres, il est important de penser des systèmes qui soient décentrés.
Beaucoup de logiciels libres fonctionnent de manière décentrée, au sens où si le code source est documenté, et que la (ou les) communauté(s) autour de programme sont actives. D’autres communautés peuvent s’en emparer, proposer des variantes, forks, embranchements, patchs pour corriger des chose. Cet ensemble de pratiques rhizomatiques, hétérogènes font disparaître progressivement la notion d’auteur ou d’éditeur.

Usage et pratique

Il importe que nous décentrions nos usages pour développer des pratiques – et là, je recoupe avec l’opposition que faisait Bernard Stiegler entre usage – mode d’emploi, utilisation d’un objet de façon déterminée ou incitative – et pratique – façon de se conduire avec des objets ou avec une technique de façon ouverte et non prévue à priori.

Je fais un lien assez direct entre cette idée d’absence de centre et de pratique, étant donné que l’on peut supposer que les pratiques qui se recentrent deviennent, une fois qu’elles sont majoritaires et injonctives, peut-être un usage.
Pour beaucoup de personne, le design et l’usage sont des choses qui vont immédiatement de pair. Encore une fois, cela n’est pas si sûre. Peut-être faut-il chercher ailleurs ?

Du point de vue des designers, des programmes ouverts à des pratiques sont bien plus stimulants qu’un ensemble d’outils qui vont rendre l’action plus efficace et productive.

En effet, si tout le monde emploie le même programme ou le même outil cela risque d’orienter la création vers des directions qui peuvent se recouper, même si ce n’est pas une fatalité à 100 %. Ce n’est pas parce que nous voyons les mêmes programme à la télévision que nous avons les mêmes pensées.
Cependant, j’ai l’intuition que si certaines formes de voitures tendent à se ressembler, aujourd’hui et depuis plusieurs années, ce serait peut-être lié au fait que les bureaux d’étude utilisent les mêmes programme 3D.

Certaines courbes, difficiles à tracer, à orienté ou à diriger dans certains logiciels, sont à priori moins utilisées, agencées au sein des formes techniques. C’est pourquoi, quand on passe de la tridimensionnalité de l’écran à la physicalité de la voiture, on trouve une trace, une empreinte directe du logiciel. Si les constructeurs utilisent un même logiciel, il est normal que les carrosseries se ressemblent. Dans l’architecture, cela se vérifie aussi en partie. Dans le design aussi.
D’un point de vue académique, je n’ai pas encore réussi à le prouver, mais le travail de chercheur ne s’arrête pas à la thèse.

Je plaide pour le décentrement. Je plaide pour que les designers mobilisent moins d’éditeurs monopolistiques, et s’interrogent sur la façon de faire les programmes qu’ils utilisent. Je plaide pour qu’ils développent leurs propres outils, qu’ils créent, qu’ils détournent ou qu’ils cocréent.
Cela se joue même à petite échelle, à deux ou trois lignes de code que l’on met dans un logiciel existant. Qu’ils designent des plugins, des hacks qui pourront être partagés, et petit à petit, qu’ils ouvrent les possibles, qu’ils fassent advenir l’imprévu, et que l’on en sorte enfin !
Il n’y a pas de raison que les comptables aient plus de logiciels que les designers ! Cela suffit !

En employant le terme décentrer, j’aborde aussi, en début de thèse, la constitution des grands centres du web, Google, Apple, Facebook, Amazon.
Ce sont aussi des centres physiques avec des hangars énormes remplis de serveurs. On n’est pas du tout dans l’immatérialité comme certains le pense encore. Le numérique n’est pas immatériel.
Un rapport, peut-être à penser, entre les centrales nucléaires, qui sont peut-être l’apogée de la technique non réglable et de l’architecture machine où l’être humain n’a plus de place. Est-ce qu’il s’agit encore d’architecture, c’est une question que l’on pourrait poser. Aujourd’hui, ces centres de serveurs et ces grands hangars qui polluent beaucoup, est-ce que l’on est pas dans un rapport à la machine et au numérique qui exclue l’être humain de façon littérale. Ce sont des lieux vides, au-delà des quelques personnes qui font de la maintenance. Ce sont des lieux très sécurisés, dont on ne peut approcher.
Ce décentrement m’intéressait, entre un rapport à l’énergie, à l’information, et dans les deux cas un travail possible pour les designer d’œuvrer à décentrer ces systèmes, dont la centralisation ne profite à personne.

Forme de la thèse « Le design des programmes »

Humanités numériques

Design